Prendre appui sur les mots,

30 coups de bâton.

Prendre appui sur la méditation,

30 coups de bâton.

Prendre appui sur le vide, 

10 000 coups de bâton.

La grande Voie, Vide profond, immensité silencieuse, obscure et sublime, échappe à la connaissance de l'esprit et est inexprimable par les paroles. Et voici, à présent, deux personnes exposant la vraie réalité, le maître Jou-li "Entré dans le Principe" et le disciple surnommé Yuan-men "Porte causale". Maître Jou-li, plongé dans la grande immensité silencieuse, ne disait mot, lorsque soudain Yuan-men se dressa sur ses pieds et lui demanda :

 

- Qu'est-ce donc que l'esprit ? En quoi consiste l'apaisement de l'esprit ?

- Vous n'avez nul besoin de poser l'esprit, encore moins de le contraindre à s'apaiser; en cela consiste l'apaisement.


- S'il n'y a pas d'esprit, comment connaître la Voie ?

- La Voie n'est pas une chose à laquelle on puisse penser (nien), comment concernerait-elle l'esprit ?


- Si l'on ne peut y penser, comment la garder constamment présente ?

- Penser, c'est donner existence à l'esprit. Donner l'existence à l'esprit, c'est tourner le dos à la Voie. Si l'on ne pense pas (wou-nien), l'on est sans esprit (wou-sin). Sans esprit, l'on demeure dans la Voie véritable.


- Les êtres vivants ont-ils un esprit ou non ?

- Considérer que les êtres vivants ont un esprit, c'est être dans la vue inversée. C'est uniquement parce qu'un esprit est posé au sein du vide d'esprit (wou-sin), que les pensées fausses apparaissent.


- Qu'est donc le vide d'esprit ?

- Etre sans esprit, c'est être vide d'objet. Le vide d'objet correspond à la nature vierge, laquelle n'est autre que la grande Voie.


- Comment éliminer les pensées fausses des êtres ?

- Posséder les notions de pensées fausses et d'élimination de ces pensées, c'est n'avoir toujours pas abandonné ces pensées fausses.


- Peut-on, sans les éliminer, être en union avec le principe de la Voie ?

- Parler d'être en union ou pas, c'est n'avoir toujours pas abandonné les pensées fausses.


- Que dois-je faire ?

- Rien. C'est cela


II

 


Yuan-men poursuivit : et le Saint Homme, qu'élimine-t-il, qu'obtient-il pour être ainsi qualifié de Saint Homme ?

Jou-li répondit : c'est parce qu'il n'élimine rien et n'obtient rien qu'on l'appelle ainsi.


- S'il n'élimine rien et n'obtient rien, en quoi diffère-t-il de l'homme ordinaire ?

- En ce que l'homme ordinaire a vainement quelque chose à éliminer ou à obtenir.


- A présent vous dites que l'homme ordinaire a quelque chose à obtenir, le Saint Homme, non. Alors, en ce qui concerne l'obtention de l'un et la non-obtention de l'autre, quelle est la différence entre eux deux ?

-L'homme ordinaire, ayant quelque chose à obtenir est dans l'illusion, alors que le Saint Homme, n'ayant rien à obtenir, n'est pas dans l'illusion; c'est l'illusion qui entraîne des discussions sur l'identité ou la différence entre eux deux. Lorsqu'on est libre de l'illusion, il n'y a ni différence, ni identité.


- S'il n'y a pas de différence, sur quoi repose le qualitatif de Saint Homme ?

- Homme ordinaire et Saint Homme ne sont que des dénominations, au sein desquelles il n'y a ni dualité, ni distinction. Autant discuter des "poils de la tortue" ou des "cornes de lièvre".


- Comment comparer le Saint Homme aux poils de la tortue ou aux cornes du lièvre, cela revient à dire qu'il n'existe pas ? Qu'y a-t-il donc à apprendre ?

- J'ai parlé de l'inexistence des poils de la tortue, non de celle de la tortue elle-même. Pourquoi me reprocher cela maintenant ?


- Que représente l'inexistence des poils de la tortue ? Que représente la tortue ? 

- La tortue représente la Voie, les poils représentent l'ego. Le Saint Homme, sans ego, est dans la Voie, alors que l'homme ordinaire, ayant un ego et une qualification, s'accroche fermement à l'existence de poils de tortue ou de cornes de lièvre.

 

S'il en est ainsi, la Voie a une existence, l'ego n'en a pas. Parler d'existence ou d'inexistence, n'est-ce pas tomber encore dans le dualisme de l'existence et de l'inexistence.

- La Voie n'est pas une chose existante, l'ego n'est pas une chose inexistante. Pourquoi ? Parce que, si l'on considère la tortue, on ne peut dire qu'elle n'existait pas auparavant et que maintenant elle existe, on ne peut donc parler d'existence. Quant aux poils, on ne peut dire qu'ils existaient auparavant et que maintenant il n'existent plus, on ne peut donc pas davantage parler d'inexistence. De même en est-il pour la Voie et l'ego.

 

- En ce qui concerne la recherche de la Voie, son obtention concerne-t-elle une seule personne ou plusieurs ? Est-ce une obtention individuelle ou collective ? Est-elle présente dès l'origine ou est-elle obtenue par l'accomplissement de la pratique ?

- Rien de tout cela. S'il s'agissait d'une obtention individuelle, la Voie ne serait pas universelle. S'il s'agissait d'une obtention collective par l'ensemble des êtres, la Voie serait épuisable. S'il s'agissait d'une obtention individuelle; la Voie pourrait être dénombrée. S'il s'agissait d'une obtention collective, les moyens habiles seraient inutiles. Si elle était présente dès l'origine, toute pratique serait vainement cultivée. Si elle était obtenue par l'accomplissement de la pratique, elle serait artificielle et non réelle.

 

- En définitive, que peut-on dire ?

- Etre libre des évaluations sensorielles, de la différentiation, du désir.

 

 

III

 

Yuan-men demanda : l'homme ordinaire a un corps, il voit, entend, sent et connaît. Le Saint Homme a un corps, il voit, entend, sent et connaît. En quoi diffèrent-ils ?

- L'homme ordinaire voit avec ses yeux, entend avec ses oreilles, sent avec son corps et connaît avec sa conscience empirique. Il n'en est pas ainsi pour le Saint Homme, qui ne voit pas avec ses yeux, n'entend pas avec ses oreilles, ne sent pas avec son corps, ne connaît pas avec sa conscience empirique. Pourquoi ? Parce qu'il est au-delà des évaluations sensorielles.


- Pourquoi dit-on alors dans les sutras que le Saint Homme ne voit pas, n'entend pas, ne sent pas, ne connaît pas ?

- Le Saint Homme ne voit pas, n'entend pas, ne sent pas, ne connaît pas de la même façon que l'homme ordinaire. Cela ne signifie pas que le Saint Homme n'a pas de perceptions, mais tout simplement qu'il ne s'accroche pas aux notions d'existence et d'inexistence, et qu'il est dégagé de toute différentiation.

 

- Les perceptions de l'homme ordinaire ont-elles une existence réelle ?

- En réalité non, dans l'état illusoire oui. Tout est depuis toujours dans la grande extinction (nirvana). C'est uniquement parce que l'homme ordinaire s'accroche aux illusions qu'il fait naître une vue inversée.


- Je ne comprends pas comment, chez le Saint Homme, la vision n'est pas celle de l'œil, ni la connaissance celle de la conscience empirique ?

- La nature réelle est difficile à voir. Un exemple va vous aider à comprendre. Quand la lumière insondable et subtile réfléchit les objets, il y a ce qui réfléchit et ce qui est réfléchi, mais point d'oeil pour regarder. De même, quand le Yin et le Yang rythment l'apparition des objets, il y a ce qui connaît et ce qui est connu, mais point de conscience pour connaître.

 

IV

 


Yuan-men se leva et demanda : en fin de compte, la Voie relève de qui ?
- De personne, de même que la vacuité n’a aucun point d’appui. Si la Voie avait des liens ou une appartenance quelconque, elle serait tantôt dissimulée tantôt révélée, tantôt propriétaire tantôt locataire.


- Quel est le fondement de la Voie ? En quoi consiste l’activité de la réalité ?
- La vacuité est le fondement de la Voie, les phénomènes sont l’activité de la réalité.


- Au sein de cela, qui agit ?
- Au sein de cela, il n’y a en réalité personne qui agisse. La nature du domaine absolu (dharmadhatu) est la spontanéité.


- N’est-ce pas le résultat de la force karmique des êtres vivants ?
- Ceux qui subissent la rétribution karmique sont enchaînés dans le karma, mais il n’y a aucun moyen pour eux d’être par eux-mêmes un agent. Comment auraient-ils le loisir de modeler les mers, d’accumuler les montagnes, et de façonner ciel et terre ?


- J’ai entendu dire que le bodhisattva a un corps produit par la pensée. Ne le doit-il pas à la force d’un pouvoir surnaturel ?
- L’homme ordinaire a un karma avec écoulement et le Saint Homme un karma sans écoulement. Il y a donc une différence entre les deux. Mais ce dernier n’est pas encore dans la voie de la spontanéité. C’est pourquoi il est dit :
« En ce qui concerne toutes les sortes de corps produits par la pensée, je dis qu’ils ne sont rien d’autre que des évaluations de l’esprit ».


- Vous avez dit que la vacuité est le fondement de la Voie, est-elle le Bouddha ou non ?
- Oui.


- Alors pourquoi le Saint Homme n’incite-t-il pas les êtres à considérer la vacuité plutôt que le Bouddha ?
- Il enseigne à considérer le Bouddha pour le bien des êtres ignorants, mais il incite ceux qui ont une compréhension de la Voie à contempler la nature réelle de l’essence et à contempler de même le Bouddha. Par nature réelle il faut entendre la vacuité, ou ce qui est sans caractéristique.

 


V

 


Yuan-men se leva et demanda : j'ai entendu dire que les adeptes des autres religions obtenaient aussi les cinq pouvoirs surnaturels, tout comme les bodhisattva. En quoi sont-ils donc différents ?

Jou-li répondit : " Ils diffèrent en ce sens que les adeptes des autres religions considèrent que quelqu'un obtient quelque chose, ce que ne font pas les bodhisattva, qui ont compris qu'il n'y a pas d'ego.

 

- Depuis le début des temps, les novices dans la pratique sont imparfaitement entrés dans le Principe et ont seulement un début d'éveil à la réalité (tathata), ayant une connaissance superficielle du principe subtil. Quelle est leur supériorité par rapport aux adeptes des autres religions ayant obtenu les cinq pouvoirs surnaturels ?

- Ils sont d'abord concernés par "l'entrée dans le Principe" et par l'éveil, si peu que ce se soit, quelle serait pour eux l'utilité des cinq pouvoirs surnaturels ?

 

- Celui qui obtient les cinq pouvoirs surnaturels est vénéré et prisé du monde. Il prédit l'avenir et connaît le passé, se protégeant ainsi lui-même contre les transgressions. Comment ne serait-il pas supérieur ?

- Non il ne l'est pas. Pourquoi ? Parce que tous les gens du monde ont l'esprit attaché aux caractéristiques, ils créent des liens karmiques par leur avidité, ils usent du faux pour rendre le vrai confus. Quand bien même ils auraient les pouvoirs surnaturels du Cheng-yi et l'éloquence de Chan-sing, s'il ne connaissent pas la nature réelle, ils ne pourront éviter de sombrer dans une crevasse de la terre."

 

VI

 


Yuan-men : la Voie est-elle seulement dans le corps humain ? Ou est-elle aussi dans la végétation ?

- Jou li : il n'y a aucune place où ne soit la Voie.

 

- Si la Voie pénètre tout, pourquoi tuer un individu est-il un crime, alors que détruire de la végétation ne l'est pas ?

- Parler de crime ou d'absence de crime, c'est être dans les passions et s'accrocher aux particularités, ce n'est pas la Voie correcte. Comme les gens du monde ne parviennent pas à la réalité de la Voie, ils établissent faussement le moi et l'autre; il existe l'idée de tuer, cette idée entraîne un karma, et l'on parle de crime. La végétation n'ayant pas de passions est originellement en union avec la Voie, son essence est sans ego, son destructeur n'a pas de desseins et l'on ne peut parler de crime ou d'absence de crime.

 

Ainsi, celui qui, sans ego, est en union avec la Voie, considère son corps comme la végétation et appréhende le fait d'être fendu par une hache comme l'appréhendent les arbres de la forêt. Lorsque Manjusri dirigea son sabre contre Sakyamuni, tous deux étaient en union avec la Voie et ont attesté la non-production, ayant parfaitement réalisé que les transformations fantasmagoriques sont vides. C'est pourquoi l'on ne peut parler de crime ou d'absence de crime.

 

- Si la végétation est depuis toujours en union avec la Voie, pourquoi les sutra ne relatent-ils pas pas son accomplissement de la bouddhéité, mais seulement celui de l'être humain ?

- Ils ne relatent pas seulement celui de l'être humain, mais aussi celui de la végétation. N'est-il pas dit dans l'(Avatamsaka)sutra : "toutes les choses sont l'Ainsité, tous les être sont l'Ainsité. L'Ainsité est non-dualité et absence de différentiation.


VII

 


Yuan-men demanda : si tel est le principe de la vacuité ultime, comment l'attester ?

- Il faut rechercher dans toutes les apparences, l'attester dans ses propres paroles.

 

- Que signifie "Il faut rechercher dans toutes les apparences, l'attester dans ses propres paroles" ? 

- Vacuité et apparences sont Un et en accord, paroles et attestations son non-duelles.

 

- Si toutes les choses sont la vacuité, pourquoi dit-on que le Saint Homme a une compréhension universelle et l'homme ordinaire une compréhension obstruée ?

- Lorsque les pensées illusoires se mettent en mouvement, il y a obstruction. Lorsque la réalité est paisible il y a universalité.

 

- Puisque la réalité est réellement, pourquoi parle-t-on d'imprégnation par l'ignorance ? S'il y a déjà eu imprégnation, comment s'accomplit la vacuité ?

- Dès que l'on parle de ce qui est illusoire, le non-éveil surgit et se met subitement en mouvement. En réalité, dans l'essence de la vacuité, il n'y a pas une seule chose qui subisse son imprégnation.

 

- Si la réalité est vacuité, il n'y a aucun être pour cultiver la Voie. Pourquoi ? Parce que c'est leur nature innée et spontanée qui demeure telle qu'elle est.

- Aucun être, ayant réalisé le principe de la vacuité, ne cultive la voie. C'est uniquement parce que l'on ne "vide" pas la vacuité qu'apparaissent les illusions. 

 

- S'il en est ainsi, l'affranchissement des illusions est la Voie, comment pouvez-vous dire que les êtres ne sont pas dans la Voie ?

- Non, ce n'est pas ce que je veux dire. On ne peut dire que l'illusion soit la Voie, ni que l'affranchissement des illusions soit la Voie. Parce que, si l'on prend l'exemple d'une personne ivre, elle n'est pas lucide pendant son ivresse, de même qu'elle n'est pas ivre lorsqu'elle est lucide. Mais on ne peut pas dire que la lucidité soit le détachement de l'ivresse, ni que l'ivresse soit la lucidité.

 

- Dans la lucidité, où est l'état d'ivresse ?

- Il en est comme d'une paume tournée vers le haut. Quand elle est retournée, on ne demande pas où elle est passée !

 


VIII

 


Yuan-men demanda : un individu n'étant pas parvenu au principe peut-il exposer la doctrine et convertir les êtres ?"

Jou-li répondit : " Non. Sa propre vision n'étant pas claire, comment pourrait-il clarifier celle des autres ?

 

- Il pourrait convertir les êtres par la force de sa sagesse et les moyens habiles, pourquoi n'arriverait-il pas à les éveiller ?

- On peut par de force de sagesse uniquement chez celui qui est parvenu à la réalité de la voie. Chez celui qui n'y est pas parvenu, on parle de force de l'ignorance. Pourquoi ? Parce ce qu'il aide ses propres passions à acquérir de la force.

 

- Bien qu'il ne puisse pas convertir les êtres en étant en union avec le Principe, pourtant s'il enseigne les dix pratiques vertueuses et les cinq préceptes pour les établir dans une vie céleste ou humaine, n'est-ce donc pour ces êtres d'aucun profit ?

- Du point de vue du principe suprême, cela n'est d'aucun profit et comporte en outre deux désavantages, à savoir causer sa propre perte et celle des autres. L'on cause sa propre perte, car l'on s'empêche de parvenir à la Voie, et l'on cause celle des autres, car l'on ne peut leur éviter les six royaumes de transmigration.

 

- Le Saint Homme n'a-t-il pas établi une distinction entre cinq véhicules ?

- Le Saint Homme n'avait pas l'idée d'établir des distinctions, qui ne sont que la manifestation des espérances contenues dans l'esprit des êtres. C'est pourquoi il est dit dans le (Lankavatara)sutra :

 

"Lorsque l'esprit des êtres s'anéantit complètement, il n'y a plus de véhicule ni de personne empruntant ce véhicule. Le non-établissement d'un véhicule, c'est ce que j'appelle le véhicule unique.

 

 

IX

 


Yuan-men : pourquoi celui qui cultive la Voie est-il ignoré des autres ? Comment se fait-il qu'il ne soit pas reconnu des autres ?

- Les joyaux rares sont ignorés des pauvres; de même l'homme réalisé reste ignoré des imposteurs et de la foule des hérétiques.

 

- Le monde est plein d'imposteurs qui ne se soucient pas du principe correct. Extérieurement, ils affichent de la majesté, du savoir-vivre, ils se concentrent sur leurs entreprises, et hommes et femmes recherchent la compagnie de telles personnes. Pourquoi donc ?

- Elles sont comparables aux femmes licencieuses attirant une foule d'hommes ou aux cadavres attirant des nuées d'insectes : tout cela provient des qualifications et des apparences.

 


X

 


Yuan-men : que signifie "le bodhisattva pratique ce qui est contraire à la Voie afin de réaliser complètement la Voie du Bouddha ?

- C'est être dans l'absence de différentiation entre le bien et le mal.

 

- Qu'entend-on par absence de différentiation ?

- Ne pas engendrer de pensée à l'endroit des diverses choses.

 

- Peut-on nier l'existence d'un agent ?

- Ni le nier, ni l'affirmer.

 

- N'y a-t-il donc pas de perception, ni de connaissance ?

- Bien qu'il y ait une connaissance, il n'y a pas d'ego.

 

- S'il n'y a pas d'ego, comment peut-il y avoir une connaissance ?

- La connaissance est telle qu'elle est, sans nature propre.

 

- Quel est l'obstacle si on parle d'ego ?

- Il n'y a pas d'obstacle à connaître ce nom. Mais je crais seulement qu'il y ait quelque chose dans votre esprit.

 

- S'il y a quelque chose dans l'esprit, où est l'obstacle ?

- S'il n'y a pas obstacle, il n'y a rien dans l'esprit. S'il n'y a rien de quel obstacle est-il question ?

 

- Si l'on choisit de rejeter l'existence de quelque chose dans l'esprit et de n'avoir rien dans l'esprit, comment peut-on parler de "pratiquer ce qui est contraire à la Voie" ?

- En réalité il n'y a aucun objet dans l'esprit, et vous vous efforcez d'en produire un, pour quoi faire ?

 

- Existe-t-il des causes et des conditions permettant de tuer ?

- Le feu embrase les montagnes, le vent violent brise les arbres, les avalanches ensevelissent les animaux sauvages, les eaux débordantes noient les animaux rampants. Avec un esprit tel, l'on peut tuer; mais si la moindre hésitation s'élève, avec notion de vie et de mort, il y a encore un esprit qui n'est pas épuisé, et même une fourmi peut alors lier votre vie.

 

- Existe-t-il des causes et des conditions permettant de voler et de piller ?

- L'abeille butine la fleur de l'étang, le moineau picore la châtaigne dans la cour, le buffle se nourrit de fèves, le cheval broute l'herbe de la prairie. Sans l'idée de possession, même un pic vous appartient; sinon la seule pointe d'une aiguille ou la moindre petite feuille vous lie le cou et vous asservit.

 

- Existe-t-il des causes et des conditions permettant la luxure ?

- Le ciel couvre la terre, le Yang s'unit au Yin, les latrines reçoivent un écoulement du haut, les sources se déversent dans les rigoles. Avec un esprit tel, tous les actes sont sans obstruction. Mais si les passions engendrent la différentiation, alors même votre propre femme souille votre esprit.

 

- Existe-t-il des causes et des conditions permettant le mensonge ?

- Si les paroles sont sans locuteur et les mots formulés sans donner existence à l'esprit, la voie résonne comme la cloche, le souffle bruit comme le vent. Avec un esprit tel, même ce que l'on nomme Bouddha n'existe pas; sinon, même l'appellation de Bouddha est un mensonge. 

 


XI

 


Yuan-men se leva et demanda : comment peut-on marcher, rester debout, assis ou couché, sans conserver la notion d'un corps ?

- Il vous suffit de marcher, de rester debout, assis ou couché, pourquoi poser la notion d'un corps ?

 

- Mais comment peut-on réfléchir sur le juste principe sans poser cette notion ?

- Tant que l'on s'accroche à l'existence d'un esprit, ce dernier existe même en l'absence de réflexions. Mais si l'on comprend ce qu'est l'affranchissement de l'esprit (wou-sin), il y a affranchissement de l'esprit même lorsque les réflexions apparaissent. Pourquoi ? Parce qu'il en est de même que pour le maître de dhyana assis dans le calme et laissant les pensées apparaître, ou le vent violent soufflant de toutes parts sans un esprit.

 

 

 

XII

 


Yuan-men : si, par des causes karmiques, un novice dans la recherche de la Voie rencontre une personne cherchant à lui nuire, comment peut-il y remédier tout en restant en union avec la Voie ?

- Il n'y a rien à remédier. Pourquoi ? Parce qu'il évitera ce qui peut être évité et se pliera à l'inéluctable. Il endurera ce qu'il peut endurer et se lamentera de ce qu'il ne peut endurer.

 

- S'il se lamente, quelle est la différence avec ceux qui ont la notion d'un ego ?

- Lorsque le battant frappe la cloche, le sont sort tout naturellement. De même ici. Pourquoi y aurait-il nécessairement un ego ? Si, au moment d'une mort violente, vous vous mordez les lèvres pour résister et vous empêcher de vous lamenter, vous donnez existence à un ego encore plus important.

 

- Mais les émotions ébranlent celui qui connaît tristesse et lamentations, comment peut-on comparer cela au son de la cloche ?

- Le fait que vous parliez de similitude ou de différence prouve que vous avez beaucoup de choses dans l'esprit. Ce sont les pensées fausses et l'évaluation cognitive qui vous incitent à poser cette question. Lorsqu'il n'y a ni esprit ni différenciation, la Voie demeure telle qu'elle est.

 

- J'ai entendu dire que le Saint Homme n'était pas blessé par les armes, ni touché par les malheurs, ni troublé par les apparences et que son esprit restait immuable. Qu'est ce que cela signifie ?

- Si l'on comprend que toutes les choses sont sans existence propre, alors son et absence de son, mouvement et immobilité sont en accord avec la réalité de la Voie, il n'y a ni obstacle ni obstruction.

 

 

 

XIII

 


Yuan-men demanda : j'ai rencontré un individu en quête de la Voie, qui n'y mettait pas toute son application, ne respectait pas les préceptes, ne prêtait pas attention à la dignité de sa conduite, ne convertissait pas les êtres et se laissait vivre. Quelle peut être son intention ?

- Il désire éliminer toute trace de différenciation, anéantir toutes les vues fausses. Bien qu'il semble se laisser vivre, il ne cesse de pratiquer en lui-même.

 

- Si ce pratiquant a conçu une vue si puérile, comment peut-on dire qu'il est capable d'éliminer les vues fausses ?

- Eliminez donc vos propres vues, pourquoi réfléchir sur celles que produisent les autres ? C'est comme si le poisson arraché aux gouffres profonds se demandait si celui qui l'a capturé le hait ou non !

 

- Mais un tel individu s'avantage lui-même, et nuit aux autres, comment peut-on dire qu'il est un homme du Grand Véhicule ?

- Si aucune notion ne s'élève en vous, aucune ne s'élève en lui. En ce moment, le fait que vous réfléchissiez obscurément sur la production d'un autre suscite l'apparition d'une notion en vous, et non chez l'autre.

 

- Si, en son for intérieur, il pénètre parfaitement le principe du Grand Véhicule tout en manifestant extérieurement une conduite du Petit Véhicule, quel désavantage cela présente-t-il pour la doctrine ?

- Voici que vous voulez à tout prix qu'un homme d'âge mur joue à des jeux d'enfant. Quel avantage pour le principe ?

 

- De qui peut être connu et par qui peut être reconnu un homme du Grand Véhicule ayant éliminé toute notion ?

- Celui qui a réalisé l'éveil peut le connaître, celui qui chemine peut le reconnaître.

 

- Un tel homme du Grand Véhicule peut-il aussi convertir les êtres ?

- A-t-on déjà vu le soleil et la lune ne pas briller ou une lampe levée ne pas éclairer ?

 

- Quelle sorte de moyen habile utilise-t-il ?

- Il est direct et net, sans aucun moyen habile.

 

- S'il n'y a pas de moyen habile, pourquoi parler d'avantage pour les autres ?

- Lorsque les choses viennent, on leur donne un nom; lorsque les affaires se présentent, on y répond. Il n'y a pas d'esprit pour mesurer et comprendre, il n'y a pas d'occasion de prévoir.

 

- J'ai entendu dire que le Tathagata a médité pendant sept jours avant d'exposer les moyens habiles. Pourquoi dites-vous qu'il n'y a pas d'esprit pour mesurer et comprendre ?

- L'accomplissement de tous les Bouddhas ne peut être connu par la contemplation, la perception, ou l'évaluation cognitive.

 

- Comment un Bouddha peut-il mentir ?

- Il dit la vérité.

 

- Pourquoi les sutra disent-ils qu'il a réfléchi et vous, dites-vous maintenant qu'il n'a pas réfléchi ?

- C'est un moyen habile de conversion.

 

- D'où proviennent tous les moyens habiles et tous les Bouddhas ?

- Tous les Bouddhas sont sans origine, ils sont seulement des productions de l'esprit. Bien qu'il se présente des myriades d'occasions de convertir les êtres, toute chose dans sa vraie nature n'a originellement pas de nom.

 


XIV

 


Yuan-men : je ne sais pas ce que l'on entend par Bouddha, Voie, transformation, permanence ?

- Jou-li : Celui qui est éveillé à l'absence d'objet est appelé Bouddha. Ce qui pénètre tout universellement est appelé la Voie. Les productions issues du domaine de l'absolu sont appelées transformations. L'extinction finale est appelée permanence.

 

- Que signifie : "Toutes les apparences sont les apparences de la Bouddhéité" ?

- Lorsqu'il n'y a ni apparences ni non-apparences, toute apparence est la Bouddhéité.

 

- Qu'entend-on par "apparences" ? Qu'entend-on par "non-apparences" ?

- Affirmativement on parle d'apparences, négativement on parle de non-apparence, comme ni l'affirmation ni la négation ne peuvent l'évaluer, on dit qu'il n'y a ni apparence, ni non-apparence.

 

- Qui prouve la vérité de ces dires ?

- Ces dires n'ont rien à voir avec quiconque, pourquoi les prouver ?

 

- Qu'est ce qui peut être énoncé sans quelqu'un ?

- L'on a précisément affaire à l'énoncé réel lorsqu'il n'y a ni personne, ni énoncé.

 

- Qu'est ce qu'un énoncé erroné ?

- Quand il y a l'intention de dire quelque chose.

 

- Cela est l'intention de quelqu'un, comment peut-il ne pas y avoir d'intention ?

- L'intention n'est qu'un mot; les mots en eux-mêmes ne sont pas des mots, et il n'y a pas non plus d'intention.

 

- Si c'est comme vous le dites, alors tous les êtres sont dès l'origine libérés ?

- Puisqu'il n'y a pas de lien, pourquoi y aurait-il libération ?

 

- Quel nom porte donc cette vérité ?

- Il n'y a pas de vérité, à plus forte raison de nom.

 

- Si c'est ainsi, je n'arrive vraiment pas à comprendre.

- Il n'y a pas de vérité à comprendre, ne recherchez donc pas la compréhension.

 

- Alors quoi finalement ?

- Ni commencement, ni fin.

 

- Peut-il n'y avoir ni cause ni effet ?

- Ni tronc, ni branche.

 

- Comment le prouver par des paroles ?

- La vraie réalité ne s'exprime pas pour se prouver.

 

- Comment peut-on la voir et la connaître ?

- En sachant que tout est réellement tel qu'il est, en voyant que toutes choses sont égales.

 

- Quel esprit connaît cela, quel oeil peut le voir ?

- L'inconnaissance connaît cela, la non-vision voit cela.

 

- Qui dit cela ?

- C'est justement ce que j'allais demander.

 

- Que signifie "C'est justement ce que j'allais demander" ?

- Contemplez vous-même votre question, et vous pourrez connaître la réponse.

 

A ces mots, Yuan-men réfléchit encore, puis resta silencieux. "Pourquoi ne parlez-vous pas" lui demanda alors maître Jou-li ? " Je ne vois pas une seule chose même pas un grain de poussière auquel je devrais réagir", répondit Yuan-men. Alors maître Jou-li dit à Yuan-men : "Il semble que vous voyez le principe de la vraie réalité".

 

 

 

XV

 


Yuan-men demanda : que signifie "Il me semble que vous voyez le Principe", n'est-ce pas la vision correcte ?

- Jou li : Vous voyez à présent qu'il n'y a pas une seule chose. Vous me rappelez un hérétique, qui avait appris à dissimuler son corps, mais était incapable d'éliminer son ombre et ses traces.

 

- Comment peut-on éliminer à la fois le corps et l'ombre ?

- Il n'y a originellement ni sujet ni objet, alors ne faites pas apparaître une vue de production ou de destruction.

 

- C'est en raison de ce qu'il est que l'homme ordinaire interroge, c'est en raison de ce qu'il est que le Saint Homme prêche.

- L'un pose des questions parce qu'il a des doutes, l'autre prêche pour résoudre ces doutes.

 

- J'ai entendu dire que le Saint Homme a prêché de lui-même, sans avoir été interrogé, quel doute y avait-il à résoudre ? Avait-il quelque vérité à prêcher ? Ou bien a-t-il perçu les doutes des autres ?

- Là encore il n'a fait que dispenser des remèdes en fonction des maladies, de même que, lorsque le tonnerre gronde, l'on entend nécessairement un écho.

 

- Le grand Tathagata n'avait pas l'intention de naître, qu'est-ce qui a causé sa manifestation dans le monde ?

- Les temps de grande paie sont des conditions favorables à la croissance de l'herbe de bonne augure.

 

- Puisque le Tathagata n'avait aucun rapport avec l'idée de l'extinction de la vie, pourquoi a-t-il manifesté une extinction ?

- Les temps de disette et de calamités sont les conditions de la disparition des céréales.

 

- J'ai entendu dire que le Saint Homme est sorti par commisération du dhyâna et qu'il a converti la foule des êtres par compassion. Comment le grand Tathagata, ayant une compréhension universelle et sans obstacle, peut-il être comparé à l'herbe de bon augure ?

- Le dhyâna est le corps absolu(dharmakaya). Le corps humain formé des quatre éléments est le corps de fruition (sambhoghakaya). Ce qui apparaît en réponse à un objet est le corps de transformation (nirmanakaya). Le corps absolu n'est pas lié à la causalité, et le corps de transformation n'est pas emprisonné par un conditionnement, il apparaît et disparaît en union avec la vacuité. C'est pourquoi l'on dit qu'il n'y a pas d'obstruction.

 

- De quoi s'agit-il quand on parle de compassion ?

- Le corps de transformation, libre de toute différentiation, est en union parfaite avec la vacuité, l'amour envers les êtres est dénué d'intention, et c'est par contrainte que l'on parle de compassion.

 

- Quand est-il possible pour un être cultivant la Voie d'être semblable au Tathagata ?

- Celui qui n'est pas éveillé peut pratiquer la Voie pendant des milliers de kalpa sans jamais y parvenir. L'éveillé est le Tathagata. Pourquoi parler de similitude ou de différence ?

 

- S'il en est ainsi, la bouddhéité est facile à obtenir, pourquoi dit-on qu'il faut cultiver pendant trois grands kalpa ?

- C'est très difficile.

 

- Si, sans le moindre changement, cet être véritable est l'Un, pourquoi dire que c'est difficile ?

- L'émergence de l'esprit est facile, son extinction est difficile. Avoir une intention est facile, ne pas en avoir est difficile. Avoir une intention est facile, ne pas en avoir est difficile. L'on sait par là combien il est difficile de comprendre l'accomplissement profond et combien il est difficile d'être uni au merveilleux principe. Le non-mouvement est la réalité, que les trois sages pouvaient difficilement appréhender.

 

Alors Yuan-men poussa un long soupir. Sa voix emplit les dix directions. Soudain, il n'y eu plus de son, et il connut l'éveil total. La lumière insondable qu'est la pure sapience avait retourné son illumination sur lui-même, et il était libéré du doute. Il comprit pour la première fois combien il était difficile de connaître la Voie, et comment toutes les réflexions qu'il avait conçues étaient semblables à un rêve. Il poussa un soupir et dit tout haut : "Comme c'est merveilleux, vous Maître, vous avez prêché sans prêcher, et moi, j'ai entendu réellement sans entendre. Ainsi, mon écoute et votre prêche s'étant trouvés unis, tout n'est qu'immensité silencieuse et ineffable. Je me demande comment vous, Maître, allez qualifier ces questions et réponses.

 

Maître Jou-li resta immobile, le corps paisible, laissant tout cela se présenter à ses yeux, silencieux, les yeux regardant dans toutes les directions. Un énorme rire le secoua des pieds à la tête, et il dit à Yuan-men : Le principe ultime, subtil et profond, est inexprimable, et vos questions ont toujours été provoquées par vos facultés mentales. Tant de choses sont vues en rêve, alors qu'une fois éveillé, il n'y a pas d'objet. Vous voulez que ce dialogue circule dans le monde, et vous me demandez de lui donner un nom temporaire. Si vous voulez le préserver de ses traces, appelez le "Dialogue de l'extinction de la contemplation.

 


(Traduit du chinois par Catherine Despreux)